Le Grand Festin
Un dossier spécial IRIN sur l’invasion des criquets pèlerins
Cent millions de dollars contre un fléau biblique
Le phénomène des invasions acridiennes
Larves de criquets pèlerins
Credit: IRIN
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Infligées par un Dieu vengeurs des tourments infligés à Moise et son peuple par pharaon, les infestations de criquets pèlerins sont de notoriété biblique (Exode 10 : « Elles couvriront la surface de la terre, et l'on ne pourra plus voir la terre; elles dévoreront le reste de ce qui est échappé, ce que vous a laissé la grêle, elles dévoreront tous les arbres qui croissent dans vos champs »), puis coranique (7 Al-A'râf , 133 : « Et Nous avons alors envoyé sur eux l'inondation, les sauterelles, les poux, les grenouilles et le sang »).
Ces évocations de l'immense capacité destructrice des criquets pèlerins restent, hélas, d'actualité. La constitution d'essaims de criquets grégaires transforme un insecte inoffensif en catastrophe naturelle à l'échelle de plusieurs continents.
De l'individu au nuage
Le criquet pèlerin (aussi appelé « acridien ») appartient à la grande famille des criquets Acrididae. Il en est le ressortissant le plus néfaste pour l'homme. Initialement solitaire, le criquet pèlerin change de comportement. Il devient grégaire, et particulièrement vorace, au contact d'un essaim de forte densité.
Cette évolution s'accompagne d'un bouleversement morphologique. Le criquet solitaire devient pèlerin en doublant de taille. Il passe par trois stades successifs d'évolution : l'œuf (de dix à 65 jours, selon le climat), la larve (36 jours en moyenne) et l'ailé (2 mois et demi à 5 mois).
Tapis de larves de criquets
Credit: FAO
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La larve noire, grouillant par milliards d'individus dans une même direction, devient un jeune de couleur rose saumon, mesurant dix centimètres de longs, soit un peu plus qu'une cigarette. A pleine maturité, un adulte arbore une carapace jaune citron, et peut se reproduire deux à trois fois avant de mourir. Chaque femelle pond environ 140 individus à chaque fois.
Un essaim compte des milliards d'individus. Pourtant, il se comporte comme un ensemble parfaitement cohérent, se déplaçant dans une même et seule direction.
Cercle vicieux
Les conditions de propagation du criquet pèlerin dépendent de la météorologie. Paradoxalement, une bonne pluviométrie, favorable aux récoltes, facilite aussi l'éclosion des insectes.
Des sols sablonneux, ou bien argileux et humides, sont un environnement idéal pour la ponte. Une végétation verte abondante est essentielle au développement à maturité.
Des récoltes abondantes fournissent donc la base alimentaire qui permet une reproduction massive des criquets. Ce qui est bon pour les récoltes est bon pour les criquets, qui sont un péril pour les récoltes...
Zone géographique de rémission des criquets pèlerins
Credit: S. Ghaout
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L'aire géographique d'habitat du criquet s'étend de l'Afrique de l'Ouest à l'Inde, et de l'Espagne à la Tanzanie. Dans la plupart de ces pays, les populations dépendantes majoritairement de l'agriculture. Mais les premiers essaims éclosent souvent dans le Sahel africain, cette immense bande de terres arides qui parcourent le sud du désert du Sahara, du Sénégal à l'Egypte.
La crise actuelle affectait au mois d'octobre dix pays d'Afrique de l'Ouest et du Nord: l'Algérie, le Burkina Faso, le Cap Vert, le Mali, le Maroc, la Mauritanie, le Niger, le Sénégal, le Tchad, et le Sahara Occidental. Elle s'est depuis étendue jusqu'au Moyen Orient.
Cependant, l'une des caractéristiques les plus remarquables des criquets pèlerins est leur surprenante capacité de déplacement. Véritables pèlerins, les criquets peuvent se déplacer de 200 kilomètres par jour, en se laissant porter par des vents. Les essaims peuvent voler à une altitude de 1500 mètres, et profiter de puissants courants aériens pour couvrir d'immenses distances.
Criquets pèlerins adultes se reproduisant en septembre 2004
Credit: IRIN
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Lors de la dernière invasion acridienne de conséquence en Afrique de l'Ouest, plusieurs essaims ont traversé l'océan atlantique en novembre 1988. Ils ont rallié les Caraïbes et l'Amérique du Sud, en dix jours de vol ininterrompu.
Pourtant, selon Saïd Ghaout, directeur du Centre national de lutte anti-acridienne marocain, la crise de 1988 était d'une « ampleur incomparablement plus réduite que la crise actuelle ».
Bien que les migrations saisonnières des criquets dépendent des vents, les criquets pèlerins se déplacent vers le Sud, de l'Afrique du Nord-ouest vers le Sahel d'Afrique de l'Ouest, en début d'été. En automne, ils reviennent vers le Nord du continent et les pays du Maghreb.
Moeurs dévastatrices
Les essaims restent au sol la nuit, perchés sur la végétation qu'ils dévorent. Dès l'aube, ils se réchauffent aux rayons du soleil plusieurs heures avant de prendre leur envol. C'est le moment privilégié pour les vaporisations de pesticides.
Jeune criquet
Credit: FAO
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Quand ils ont atteint le stade d'ailé rose, les criquets sont les plus voraces, et dévorent quotidiennement leur poids - deux grammes - en végétation.
Il n'est pas rare qu'un essaim mesure 20 Km de long et 5 de large, soit l'équivalent d'une superficie de 10 000 hectares. A raison d'une densité moyenne d'un demi million d'individus par hectare, cela représente... 5 trillions d'individus, et 10 000 tonnes de végétation ingurgitées quotidiennement, pour ce seul essaim.
L'invasion acridienne de la Mauritanie cet été a ainsi provoqué une cruelle pénurie de menthe, pourtant primordiale dans la préparation du thé local.
Gastronomes peu farouches, les criquets ont également dévoré la pelouse du stade de football de Nouakchott, la capitale, lors d'un match de quart de finale de la Coupe du Président de la République, en octobre 2004.
Criquet au stade d'ailé rose, le plus vorace et nuisible
Credit: IRIN
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Une saison en enfer
En 2004, les criquets ont envahi le Sahel lorsque les agriculteurs étaient particulièrement vulnérables, en période de jointure, c'est-à-dire à l'approche des récoltes. Les réserves de nourriture étaient épuisées, et tous les revenus précédents avaient été investis dans les semences qui devaient bientôt porter leurs fruits.
Mame Dieng, chef d'un village sénégalais de l'arrondissement de Rao, au nord du pays, a tout perdu début octobre. « Nous étions à trois semaines des récoltes, et les gens avaient englouti toutes leurs économies dans les graines plantées. Nous avons tout perdu » explique-t-il, indiquant d'un geste las un champ d'arachides de plusieurs hectares dont il ne reste plus que de courtes racines.
Les habitants de certains villages de la région ont, selon Dieng, déjà commencé à migrer vers les grandes villes en quête de travail et d'une maigre subsistance.
Pour ceux qui restent, la scolarité des enfants sera souvent sacrifiée, faute de moyens. « Chaque année c'est quelque chose, pas assez de pluie, les sauteriaux (autres insectes nocifs pour les cultures), et cette année les criquets...».
Criquets dévorant leurs morts
Credit: IRIN
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Les conséquences de la crise quant à la sécurité alimentaire de l'Afrique de l'Ouest étaient encore incertaines au mois d'octobre. Mais les missions d'évaluation en cours font rapport de départements entiers dévastés par les insectes, particulièrement en Mauritanie - pays le plus touché - et au Sénégal.
Selon la FAO (l'Organisation des Nations Unies pour l'Alimentation et l'Agriculture), il fallait en automne mobiliser cent millions de dollars pour éviter que le fléau ne se reproduise l'année prochaine. Fin octobre, la FAO en comptait seulement la moitié.
Les criquets, eux, n'ont pas besoin d'une bonne récolte pour revenir. En temps de disette, ils dévorent leurs morts, permettant au plus gros de l'essaim de poursuivre sa progression.
[FIN]
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