Le Grand Festin
Un dossier spécial IRIN sur l’invasion des criquets pèlerins
Chronique d'une catastrophe annoncée
Prévention et mitigation de la catastrophe acridienne
Essaim de criquets au Sénégal
Credit: FAO
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A Saint Louis du Sénégal, dernière ville du pays avant la Mauritanie et l'immensité désertique du Sahel, commence - à 20 heures précises - dans l'atmosphère humide d'un bureau sombre à l'air conditionné ronflant, une réunion pour sauver la moitié des cultures du pays.
Fode Sarr, directeur régional du Développement Rural, préside aux bilans quotidiens de la cellule de lutte anti-acridienne de la région Nord. Comme tous les soirs depuis le début du mois d'août, il réunit les protagonistes d'une course contre la montre. Une véritable campagne contre les essaims géants de criquets pèlerins qui ont déjà envahi la moitié nord du pays a été lancée deux mois plus tot. Si la progression des insectes - ou Schistocerca gregariade, de la famille des Acrididae - n'est pas freinée, ils menacent les cultures et pâturages du pays. Au Sénégal, la population dépend aux trois quarts de ses récoltes.
Autour du large bureau de Fode Sarr s'asseyent tour à tour, fourbus, un lieutenant des sapeurs pompiers, un sergent du génie de l'armée sénégalaise, plusieurs ingénieurs agronomes et le responsable d'une association humanitaire, témoignant du fait que l'heure n'est plus à la prévention, mais à la mitigation des dégâts.
Criquet pèlerin
Credit: FAO
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Tous les soirs depuis deux mois, ils passent en revue les opérations de la journée, et programment les interventions du lendemain. Il s'agit maintenant de sauver ce qui peut encore l'être. Les insectes ne laissent dans leur sillage qu'un vaste paysage de désolation aux étendues de sable blanc et de pousses rongées. Quelques heures auparavant, des champs d'arachide, de melon et de millet mûrissaient encore sous le soleil de plomb de l'été sénégalais, à l'approche des récoltes de novembre.
Les infestations de criquets pèlerins datent de la nuit des temps (voir Cent millions de dollars contre un fléau de l'Ancien Testament). Mais la dernière en date, que les experts annonçaient pourtant depuis plus d'un an, est la plus catastrophique de mémoire d'homme. En octobre 2004, elle affectait la Mauritanie, le Sénégal, le Niger, le Burkina Faso, le Mali, le Tchad, et le Cap Vert.
Pourtant, cette catastrophe naturelle aurait pu être jugulée par une véritable politique de prévention. Mais cela suppose une coopération technique étroite entre les pays affectés. Cette année, elle a cruellement fait défaut. La dernière invasion acridienne date de 1989. En quinze ans, gouvernements, agronomes et humanitaires ont oublié le pouvoir dévastateur du criquet pèlerin grégaire. Faute d'anticipation, la réaction au péril nécessite d'immenses moyens techniques et logistiques.
Larves de criquets
Credit: FAO
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Une prévention impossible sans coordination régionale
La journée des éradicateurs a été fructueuse. Les 13 « Unités de Protection des Végétaux » de la région, des véhicules tout-terrain équipés de pulvérisateurs de pesticide, ont traité plusieurs centaines d'hectares dans la journée, vaporisant le produit toxique sur des essaims posés au sol. Ils ont également relevé les positions de nouvelles colonies d'insectes. Une équipe algérienne, dépêchée par son gouvernement afin de porter assistance au Sénégal, a traité 450 hectares à elle seule.
Mais le constat est décourageant. Les équipes de prospection ont repéré le matin même un essaim long de 20 Km, et large de 5. Soit 10 000 hectares d'insectes, capables de se déplacer de 200 Km par jour et de manger leur poids de deux grammes quotidiennement. On estime la densité moyenne d'un essaim à 500 000 individus par hectare. Cet essaim peut donc dévorer 10 000 tonnes dans la journée. Les chiffres dépassent l'entendement, et tres certainement les moyens de la Direction Régionale du Développement Rural.
Pourtant, l'invasion était signalée depuis Octobre 2003, affirme Edouard Tapsoba, représentant de l'Organisation des Nations Unies pour l'Alimentation et l'Agriculture (FAO) au Sénégal. « Cela fait un an que nous prévenons les pays concernés et les bailleurs de fond, sans grand résultat jusqu'à maintenant » affirme-t-il.
Selon la Stratégie Internationale pour la Prévention des Catastrophes des Nations Unies, les deux piliers de la lutte contre les catastrophes naturelles sont la prévention, et la mitigation.
La coordination de la lutte anti-acridienne se fait par radio
Credit: IRIN
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« Ces invasions auraient pu être évitées, par une prévention, une surveillance et une régulation des populations », explique Sarr. Il est moins cher et plus facile de les tuer dans l'oeuf, en vaporisant les essaims de larves de pesticide avant qu'ils n'atteignent leur maturité.
Cependant, Sarr reconnaît que le Sénégal, sévèrement affecté dès le mois d'août, n'a pas offert grande assistance à son voisin mauritanien, avant que les essaims ne traversent la frontière. « Nous avons essayé de rencontrer les Mauritaniens pour nous coordonner, lorsque l'alerte a été donnée, mais nous n'avions pas assez de moyens », regrette-t-il. Or, la coordination régionale est essentielle, puisque les criquets, eux, se soucient peu des frontières.
Au mois d'octobre 2004, soit deux mois après le début de la crise, le quartier général de la zone militaire nord de l'armée sénégalaise - d'où la lutte est coordonnée - n'est relié par radio qu'aux seules régions avoisinantes de Podor, Matam, et Louga. La Mauritanie, dont la frontiere est à moins de dix kilometres, n'est toujours pas joignable par radio.
La prévention, victime de son succès
Certains spécialistes de la lutte anti-acridienne regrettent l'époque de l'OCLALAV (Organisation commune de lutte anti-acridienne et de lutte anti-aviaire, basée à Dakar), une organisation régionale de prévention créée dans les années 60 en Afrique de l'Ouest.
Unité de Protection des Végétaux dans la caserne de Saint Louis du Sénégal
Credit: IRIN
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Apres avoir remporté plusieurs succès, l'organisation est progressivement devenue une coquille vide. Victime de son succès, le « transfert du rôle exécutif de terrain [de l'OCLALAV] à ses pays membres » a été décidé lors des années 80, selon le Centre de Lutte Antiacridienne (CLAA) mauritanien.
Fode Sarr avance une explication bien différente : « les états membres ont tout simplement cessé d'acquitter leur cotisations, privant l'organisation de tous moyens. Elle est morte de sa belle mort». L'efficacité de la prévention a paradoxalement bercé les états membres de l'organisation dans l'illusion que ce péril, pourtant récurrent, était définitivement éradiqué. Ne voyant pas poindre de criquets à l'horizon, le fruit d'années de coordination régionale a été sabordé.
La coopération ouest-africaine a ainsi fait un immense bond en arrière, allant à l'encontre du fondement de la gestion des risques de catastrophes naturelles. « Il y a eu des lenteurs. Il n'y a pas de manque de volonté d'agir, mais nous avons mis trop de temps à réagir. Aucun pays ne peut en venir à bout seul, sans se concerter avec ses voisins » explique Sarr.
Une telle vision à court terme est particulièrement dangereuse lorsque le péril se manifeste irrégulièrement, ou est mal connu.
Un sinistre méconnu
Mais depuis que les criquets pèlerins ont envahi en masse le Sénégal, il est trop tard pour prévenir. Le 3 Octobre 2004, 679 communes sénégalaises étaient envahies par des essaims, dont 417 dans la région de St Louis. Fin septembre, 164 sites de ponte avaient été identifiés à travers le pays.
Soldat sénégalais pulvérisant du pesticide
Credit: IRIN
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« Malgré les alertes de la FAO, les gens n'ont réagi que lorsque les criquets sont effectivement arrivés au Sénégal » regrette Fode Sarr. En l'absence de spécialistes, la prise de conscience du danger est forcément trop lente.
Avec la mise en sommeil de l'OCLALAV, son expertise, ses réseaux et sa mémoire institutionnelle, uniques en la matiere, ont disparu. L'irrégularité des invasions de criquets pèlerins font que peu d'organisations, gouvernementales ou non, conservent un savoir-faire en la matière.
C'est pourquoi la FAO a développé le système EMPRES (Programme de prévention des urgences pour les ravageurs et les maladies transfrontières des animaux et des plantes) (Organismes et Liens). Selon Edouard Tapsoba, « la FAO travaille au développement d'EMPRES en Afrique de l'Ouest également, afin de disposer d'une structure pérenne de coordination régionale pour une prévention plus efficace ».
Le nouveau système EMPRES doit donc à terme remplacer l'OCLALAV.
Pris de conscience tardive
En l'absence de mécanisme régional de coordination, la FAO s'est avancée comme point focal de coordination de la lutte anti-acridienne dès octobre 2003. De nombreux bailleurs de fonds susceptibles d'apporter leur assistance préfèrent en effet canaliser leurs contributions à travers une agence onusienne, par habitude institutionnelle, autant que pour des considérations comptables.
Avion vaporisateur de la FAO
Credit: IRIN
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Cependant, de tels circuits sont souvent affectés par des lenteurs bureaucratiques. Ils sont donc mal adaptés à une réaction rapide, pourtant nécessaire face aux urgences humanitaires. Les contributions ont tardé à être déboursées.
Regina Davis dirige l'équipe de l'agence américaine de développement USAID, qui porte assistance à la Mauritanie et le Sénégal. Elle explique cette lenteur des bailleurs de fonds à réagir : « à part une poignée de spécialistes, personne ne percevait vraiment l'ampleur du problème que posent les invasions acridiennes, d'où ce retard à intervenir ».
Avant même d'envisager toute politique de prévention, il faut que le sinistre soit reconnu comme tel. Dans son bureau, Fode Sarr met fin à trois heures de réunion d'un air las. « Les criquets nous viennent de Mauritanie, et tant que le problème ne sera pas réglé là bas, nous continuerons à en recevoir au Sénégal » soupire-t-il.
Le Sénégal connaîtra heureusement une courte période de rémission, lorsque les criquets repartiront temporairement vers le Nord de l'Afrique, pour leur migration saisonnière, de novembre à mars. Jusqu'à la saison prochaine…
[FIN]
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