Le Grand Festin
Un dossier spécial IRIN sur l’invasion des criquets pèlerins
La lutte chimique, un remède empoisonné
Les moyens de la lutte anti-acridienne
Un essaim de criquets matures jaunes
Credit: IRIN
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Les invasions de criquets pèlerins sont un fléau aussi ancien l'agriculture elle-même. Les premiers ravages de champs cultivés et de pâturages par des milliards d'insectes rose et jaunes, capables de se déplacer de 200 km et de dévorer leur poids quotidiennement, ont été consignées par l'Egypte des pharaons, impuissante face à cette catastrophe naturelle.
Aujourd'hui, il existe théoriquement différentes solutions aux infestations acridiennes. Plusieurs instituts de recherche ont étudié des options de « lutte biologique », visant à faciliter la reproduction de prédateurs -oiseaux ou parasites- hostiles au criquet pèlerin, « régulant » ainsi les populations en les diminuant. Un champignon qui agit comme un parasite mortel pour le criquet a également été développé.
Cependant, face aux essaims qui couvrent souvent plusieurs milliers d'hectares et qui ravagent l'Afrique de l'Ouest depuis le début de l'été, le moyen le plus efficace de les éradiquer est de les vaporiser de pesticides chimiques. C'est aussi la moins onéreuse. Pourtant la vaporisation des essaims repérés cet été, les plus importants de mémoire d'homme, nécessite d'immenses moyens logistiques.
Mais cette solution est porteuse de graves effets secondaires. La toxicité des produits utilisés n'affecte pas exclusivement les criquets, mais aussi les humains, le bétail, ainsi que l'environnement.
Prospection quotidienne
Les équipes de prospection sont les premiers intervenants d'une longue chaîne. Dès le lever du jour, des soldats sénégalais - mobilisés en renfort par le Ministère sénégalais de l'agriculture - accompagnés d'experts agronomes inspectent les champs.

Essaims de criquets ailés roses, les plus voraces, dévorant ce qu'il reste d'un champ de melons
Credit: IRIN
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Ils s'orientent grâce aux relevés d'essaims précédents, ainsi qu'aux indications des autorités de villages. Les coordonnées géographiques sont consignées minutieusement par les prospecteurs, grâce aux unités GPS (Système Global de Positionnement) portables qui fournissent latitude et longitude des positions.
Idéalement, la prospection se fait à bord d'hélicoptères, permettant de couvrir de grandes distances en peu de temps. Mais à défaut de moyens, le Sénégal a établi un réseau de signalement. Tous les chefs de villages sont chargés de signaler les essaims dans leur commune aux autorités, par téléphone.
« La prospection s'apparente beaucoup aux opérations militaires de reconnaissance », affirme le colonel Abdourahame Cissé, qui dirige la zone militaire nord et dont les troupes participent à l'effort d'éradication. « Nous repérons la position de l'ennemi, puis la signalons aux éradicateurs qui vaporisent l'essaim au sol » ajoute-t-il.
Essaim posé dans un arbre fruitier
Credit: FAO
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Le gros de cet effort est fourni par les « Unités de Protection des Végétaux », une flotte de véhicules tout-terrain équipés de pompes et de vaporisateurs de pesticide. Les camions équipés peuvent traiter une superficie de 500 hectares par jour. Mais leurs capacités sont limitées par les fenêtres horaires qu'imposent le comportement des criquets.
Une lutte minutée
Le criquet pèlerin, sous sa forme grégaire - la plus destructrice - demeure au sol la nuit. Ils se réchauffe aux rayons du soleil en début de matinée, puis prend son envol à la recherche de végétation à dévorer. Les pulvérisations de pesticide ne sont donc possibles que tôt le matin, et en fin de journée, avant le coucher de soleil.
Vaporiser un essaim en vol est futile, les pesticides n'étant efficaces que sur des surfaces. Les larves de criquets, n'étant pas encore capables de voler, sont moins mobiles et donc plus faciles à éradiquer.
Cependant, la pulvérisation ne peut se faire lors des plus grosses chaleurs, le produit risquant de s'évaporer au soleil et d'intoxiquer les équipes de vaporisateurs. La pulvérisation doit donc être interrompue en milieu de journée, entre 11 et 16 heures, y compris sur les bandes larvaires peu mobiles.
Soldat sénégalais vaporisant un essaim au nord du pays
Credit: IRIN
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Les pulvérisations les plus importantes se font par avion. Cependant, les vaporisations aériennes sont dépendantes de la météo, ainsi que de la taille des surfaces infestées.
Hachem Bensid est le pilote marocain de l'un des deux avions Piper PA 25 gracieusement prêtés par le royaume au Sénégal. « J'ai été rappelé de mes congés, sur instructions directes de sa majesté [le roi Mohammed VI du Maroc]», explique-t-il. Les deux PA 25 ont été démontés puis transporté sur près de 2400 km, de Rabat à Dakar dans un gros porteur Hercule C130.
Du 8 au 30 septembre, Bensid a effectué 15 missions de vaporisations dans la région de Podor, à la frontière nord du Sénégal, c'est-à-dire moins d'une par jour, malgré l'ampleur de l'invasion. La météo est partiellement coupable : « nous ne pouvons pas effectuer de mission lorsqu'on annonce une tempête de sable, qui sont assez fréquentes dans cette région [de Podor, qui marque la limite septentrionale du Sahel] » indique Bensid.
Deux avions Turbo Thrush vaporisant des exploitations au Sénégal
Credit: IRIN
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Cependant, le temps n'est pas le seul obstacle. Les vaporisations de grande envergure ne sont possibles que sur de larges surfaces ininterrompues, qui sont rares dans une région où la plupart des habitants subsistent grâce à la production de leur parcelle familiale de terrain. Les champs sont parsemés de villages, maisons, points d'eau et enclos, qui ne peuvent être vaporisés sans risque d'atteindre les populations et le bétail.
Un remède empoisonné
La génération actuelle de pesticides organophosphorés est bien moins dangereuse que celle des anciens organochlorés. Les organochlorés avaient l'avantage d'être rémanents sur plusieurs semaines. Une aire vaporisée restait toxique longtemps, constituant autant de « barrières géographiques» qui empoisonnant les essaims s'y posant.
Mais la toxicité de l'agent actif des organochlorés (le chlore) n'affectait pas seulement les insectes: l'eau, les pâturages, et l'alimentation végétale des hommes comme des bêtes risquaient d'être contaminés. Ils sont aujourd'hui strictement interdits dans de nombreux pays industrialisés, car difficilement biodégradables et fortement persistants dans l'environnement. De plus, les insectes ont développé une certaine faculté de résistance à ces produits.
Les pesticides organophosphorés actuels n'offrent pas de rémanence comparable, les produits restant actifs pendant deux ou trois jours seulement. Ils offrent une meilleure garantie sanitaire pour les populations exposées. Mais ils présentent l'inconvénient de devoir être épandus plusieurs fois sur une même aire, si différents essaims y passent successivement.
Barils vides de pesticide Malathion, Monocal, et Agri Sect à Louga
Credit: IRIN
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Le produit tue tous les insectes - et non pas seulement le criquet pèlerin - sur la superficie traitée, par induction de troubles neurologiques mortels. L'insecte se contorsionne en expectorant de minuscules bulles de sang pendant 30 minutes, puis agonise.
La forte toxicité de ces produits a une conséquence dramatique en tant de crise acridienne. Le stockage des pesticides étant dangereux pour l'environnement, particulièrement après leur date de péremption, ils sont généralement produits en flux tendus, à la commande. Les producteurs ont donc été rapidement dépassés par la rapidité de la demande actuelle, provoquant une pénurie.
Le Malathion est l'un de ces organophosphorés largement utilisés contre les acridiens. Sa pestilence caractéristique de punaise écrasée le rend identifiable à 50 mètres de ses fûts métalliques bleus. Toute manipulation de ce produit exige la protection d'une combinaison de coton pur, de gants, d'un masque respiratoire et de lunettes industrielles, car le pesticide est fortement corrosif au contact de la peau, et toxique à l'inhalation ou l'ingestion.
« Unité de Protection des Végétaux », véhicule tout-terrain équipé d'un vaporisateur
Credit: IRIN
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C'est pourquoi les vaporisations doivent se faire à une distance de sécurité minimale de 600 mètres de toute habitation humaine. Mais la consigne est rarement respectée, tant les essaims sont partout. Les populations concernées ne sont d'ailleurs que rarement sensibilisées au danger de l'exposition aux pesticides (voir « Thill Peulh, un village sénégalais seul contre les criquets »).
Une goutte de pesticide dans l'océan acridien
Le sergent Serge Sambou participe à l'effort de " guerre ", déclarée par le président sénégalais Abdoulaye Wade au mois d'août. A bord d'un 4X4 transportant les fûts de pesticide, il suit une UPV algérienne qui s'enfonce à travers le village de Poundioum, proche de Saint Louis du Sénégal, au nord du pays.
L'équipe éradicateurs est déjà passée ce matin à Poundioum. Ils ont vaporisé les mêmes champs. Mais en milieu de journée, un tapis de larves jaunes de criquets est d nouveau apparu, grouillant à perte de vue dans les plantations d'arachides.
Il ne reste plus que quelques maigres racines, sur une étendue de sable couverte par une marée d'insectes. Le sergent Sambou explique : « il nous arrivent de faire trois passages par jour sur une même zone. Ici, par exemple, on ne dirait jamais que nous sommes passés ce matin même».
Larves de criquet pèlerin recouvrant une route
Credit: IRIN
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Au regard du nombre d'insectes, la bataille parait perdue d'avance. Malgré un travail acharné, les moyens sont cruellement insuffisants.
Au mois d'octobre, le nombre de véhicules mobilisés par l'état sénégalais comprenait 13 unités terrestres ainsi que quatre avions, pour le tiers nord du Sénégal. A titre de comparaison, la course automobile annuelle qui relie Paris à Dakar disposait en 2004 de 19 avions, et neuf hélicoptères...
Edouard Tapsoba, représentant de la FAO au Sénégal quantifie le problème : « en Avril 2004, neuf millions de dollars auraient suffi à régler le problème, si on l'avait pris à temps. Hélas, six mois plus tard, c'est de cent millions de dollars dont nous avons besoin ! ».
Malgré l'ampleur du désastre, les efforts déployés sont loin être futiles. Les invasions ont été cantonnées au nord du pays, préservant en partie le grenier agricole dit du « bassin arachidier », de la région de Louga.
Selon un ingénieur agronome de la Direction Régionale du Développement Rural, « nous avons sauvé la Gambie [au centre du territoire sénégalais] et la région de Casamance [au sud] en empêchant les criquets d'y arriver ».
Equipe de pulvérisation enfilant leur équipement de protection avant une vaporisation
Credit: IRIN
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Cette relative victoire, ou rémission temporaire, est en partie imputable aux criquets eux-mêmes. Suivant leur cycle habituel de migration, les essaims ont en effet commencé à regagner le nord de l'Afrique à l'approche de l'hiver, dès la fin du mois d'octobre.
Les très discrets effets secondaires
Les criquets ne sont pas les seules victimes de l'utilisation de pesticides à aussi grande échelle.
Abdou Fall est un médecin de l'armée sénégalaise. Depuis le commandement de la région militaire Nord, à St Louis, il supervise le suivi médical des troupes engagées dans la lutte anti-acridienne. Selon lui, « les vaporisateurs sont formés aux consignes de sécurité. Mais il y a encore un risque d'accidents liés à une intoxication par inhalation ou ingestion indirecte, par exemple en buvant l'eau d'un fleuve proche d'une zone récemment vaporisée ».
En cas d'intoxication, les symptômes se font rapidement ressentir : « maux de tête, nausées, et pertes d'équilibre surviennent très rapidement ».
Baril de pesticide
Credit: IRIN
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Le problème se pose de façon plus accrue avec l'emploi de gros avions vaporisateurs. Les Turbo Thrush ont une capacité de vaporisation de 5 000 hectares par vol, et les Hercule C130 peuvent traiter des ensembles de 10 000 hectares, soit l'équivalent de 15 000 terrain de football par vol. Les vaporisations de telles surfaces limitent forcément leur précision, et l'épandage déborde régulièrement sur des habitations.
Selon Fall, l'armée ne déplorait début octobre aucun cas d'intoxication. Mais seul le personnel de vaporisation est suivi, et non pas les habitants susceptibles être contaminés. L'impact en terme de santé publique n'est donc pas véritablement mesuré.
Car les fûts contenant les pesticides ne sont pas systématiquement enlevés et détruits. « Nous devons crever les barils, afin de nous assurer que les gens ne les utilisent pas comme abreuvoirs et empoisonnent leurs bêtes, ou leur famille », ajoute Fall.
Le péril acridien persiste bien au delà des criquets pèlerins...
[FIN]
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